Le peuple et la démocratie du même pas
Dans
le hall de l’université Stendhal de Grenoble-Saint Martin d’Hères, ou sur le
campus en profitant du soleil et en sirotant café ou cola bio, les participants
aux différents débats du Remue-Méninges échangent pendant la pause leurs
impressions. Un troc un peu frustrant car il apparaît toujours qu’on vient de
rater quelque chose. Comment en effet choisir judicieusement entre un
grand débat sur « L’écosocialisme, nouvelle doctrine de l’émancipation
humaine », et celui de « Jaurès à Robespierre, histoire et hégémonie
culturelle » ? Peut-être en optant pour le troisième,
« L’appropriation populaire du politique en Espagne ». Il
s’agit de toute façon des pièces du même puzzle. Si on combine ce dernier choix
- au hasard - avec la « Réforme territoriale ou la 6e République »
remettant à une autre fois « Les multinationales contre le peuple :
non au GMT » ou « Quelles mesures d’urgence pour l’emploi », on
parlera beaucoup de démocratie : comment la sauvegarder, la promouvoir avec
des problématiques parfois différentes, parfois cousines des deux côtés des
Pyrénées.
Inigo
Errejon est l’intervenant idéal pour analyser l’excellente surprise de Podemos. Il en a été le directeur de campagne
pour les dernières européennes. Le mouvement créé en janvier dernier,
transformé en parti en mars a totalisé 1,3 million de voix et obtenu 5 sièges.
Il s’est imposé en quatre mois d’existence comme la cinquième force politique
du pays. Depuis les élections de mai, des études l’ont même hissé à la 3e voire
la seconde place. Un premier congrès devrait se tenir en octobre mais dans
l’intervalle de trois semaines - sans attendre l’élaboration de statuts -, les
adhésions se sont multipliées pour atteindre la barre des 100 000 adhérents…
Pour
Inigo Errejon, ce succès est le fruit d’une reformulation stratégique. La
décomposition de l’ordre politique espagnol a bousculé le positionnement de
l’opposition. La conception selon laquelle il faut capitaliser par les
élections l’accumulation lente et progressive du mécontentement n’a plus cours. « Nous n’aurions pas existé sans le
mouvement des Indignés. Nous sommes allés dans les rues, sur les places, à la
rencontre des gens pour comprendre ce qu’il se passait. Et nous nous sommes
adaptés » en privilégiant tous les processus de construction populaire.
Les élections ont été un moment de ce processus et non pas le reflet d’un
rapport de forces antérieur. D’ailleurs l’analyse de l’électorat de Podemos
montre selon Inigo Errejon que ce sont les électeurs des partis traditionnels
qui auraient massivement apporté leur suffrage. Il s’agit donc de leur
permettre de se constituer en force autonome, démocratiquement en redonnant un
sens concret à des termes tels que « démocratie »,
« nation »… Les cercles thématiques (travail, éducation, santé…) ont
explosé et sont loin d’être tous recensés. Ils sont très hétérogènes mais ils
ont en commun la qualité de redonner un sens à l’implication politique.
« On n’arrête pas de créer des trucs techniques sur Internet dont
s’emparent les gens. Pour voter, un portable suffit. C’est un pari risqué mais
on voulait prendre des décisions en contact avec les adhérents et ils n’ont pas
tous la possibilité d’être présents à tel moment ou de donner plusieurs heures
par semaine. »
La
bataille pour les élections européennes a recréé des espaces dont Podemos veut
occuper le centre avec pour perspective, gagner les élections et contribuer à
(re)construire un peuple. Le terme de Podemos (nous pouvons) est en soi
un programme, celui de redonner confiance dans une alternative que les
néolibéraux et les sociaux-démocrates déclarent à chaque occasion impossible.
Ce
lien entre peuple et démocratie est également le fil rouge du débat a priori
technique sur la « Réforme territoriale ou la 6e République ». Elle est encore assez imprécise mais la
philosophie de ses grandes lignes semble suffisamment claire. Globalement,
comme l’a exposé Nicolas Kada, professeur de droit public et directeur du
Centre d’Etudes et de Recherche sur le Droit, l’Histoire et l’Administration,
il s’agit de réduire les régions de 22 à 13 au 1er janvier 2016, d’imposer une
intercommunalité (avec une population minimum de 20 000 habitants au 1er
janvier 2018 contre 5 000 aujourd’hui) et de supprimer les assemblées
départementales que sont les conseils généraux en 2020. Ce qui s’apparente à un
dépeçage lent, mais persévérant de la démocratie locale.
Les
intervenants exprimeront tour à tour leur perplexité devant les arguments
avancés pour justifier cette réforme, que ce soit ceux relatifs à la taille (soit-disant trop
petite) des régions ou le coût fantasmé du « mille-feuille ». Cécile
Cuckerman, sénatrice PCF, souligne elle que, significativement, le mot
décentralisation a peu à peu laissé place à celui de « réforme
territoriale » dans le discours gouvernemental. Ce changement de vocabulaire
est à prendre au pied de la lettre : la décentralisation induit un
rapprochement du pouvoir et du citoyen totalement en opposition avec une
réforme du territoire qui tend à éliminer en les diluant dans de vastes
ensembles par ailleurs loin d’être homogènes les pouvoirs locaux définitivement
hors de portée du citoyen lambda. Les répercussions seront sensibles à tous les
niveaux de la vie quotidienne de chacun avec la disparition de services publics
et leur remplacement partiel par le privé si rentabilité il y a.
Pascal Troadec (maire adjoint PS) voit dans
l’opération de cette « mère des réformes » selon Valls la volonté
technocratique de substituer au champ du politique celui de l’administratif.
Mathieu Dupas qui enseigne le droit constitutionnel et parlementaire dans le
même esprit souligne que cette réforme vise à casser l’idéal républicain. En ce
sens, il s’agit bien d’une réforme (dé)structurante dont le but ultime ne
pourra être que la suppression pure et simple de la commune qui est la cellule sociale
démocratique de base. Face à cette entreprise dévastatrice, la 6e République
s’impose avec une nécessité accrue. En
Espagne, en France, et la liste pourrait s’allonger, selon des modalités
différentes, la démocratie et la reconstruction des peuples est à l’ordre du
jour et marchent du même pas.
Jean-Luc Bertet
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